Nikolaos Savas Pikkolos présente un exemple intéressant du déplacement d’un intellectuel à l’époque du passage de l’ethnisme au nationalisme dans la région des Balkans, la capitale de la France consistant un pôle d’attraction important. Il reçut une éducation hellénique et participa à la diffusion des idées nouvelles et du français en enseignant, même brièvement, dans des écoles grecques importantes de l’espace ottoman (Académie princière de Bucarest, collège de Chios), se mouvant dans le milieu de Konstantinos Vardalachos. Il eut un rôle de premier plan dans la fondation de la Société gréco-dace ou Société philologique de Bucarest (1810) et dans l’édition de la revue Hermès savant (Ερμής ο Λόγιος). Il participa aux fermentations théâtrales prérévolutionnaires en mettant en scène à Odessa le Philoctète de Sophocle dans une adaptation en grec moderne qu’il effectua lui-même ˗ provoquant d’ailleurs des objections par sa fixation sur l’adaptation de La Harpe ˗ et sa propre tragédie La mort de Démosthène.
Membre actif du cercle de Koraïs à Paris, il gagna l’estime de son chef en participant à la bataille des idées qui provoqua la fureur du patriarcat. Il créa des contacts avec des cercles de philhellènes dans les capitales de la France et de l’Angleterre. Son long poème « Au médecin Glarakis retournant dans sa patrie de Chios » (Προς τον ιατρόν Γλαράκην επιστρέφοντα εις την πατρίδα αυτού Χίον, 1820), publié dans l’Hermès savant, fut traduit en français et publié en 1822 par le philhellène Guerrier de Dumast tandis que la traduction anglaise de la tragédie La mort de Démosthène (1824) circula parmi les cercles philhellènes de Cambridge et de Londres, avec lesquels était en contact le traducteur Grigorios Palaiologos (critique anonyme: The Classical Journal, t. XXX, n° 60, Déc. 1824, 412-414). Sa rencontre, par l’intermédiaire de Koraïs, avec Ambroise Firmin-Didot, avec lequel il noua une collaboration éditoriale étroite, presque exclusive, fut déterminante : d’ailleurs, ce fut cet important éditeur et imprimeur philhellène qui fournit l’argent destiné à l’achat de son monument funéraire au Père-Lachaise.
Il donna des cours intensifs de grec moderne à des philhellènes français, tels que Claude Fauriel et les frères Augustin et Amédée Thierry, utilisant comme langue intermédiaire le grec ancien. Pour les exercices en grec moderne, il utilisait son adaptation du Philoctète, de l’Histoire de Souli et de Parga de Christophoros Perraibos, le Son de trompette guerrière de Koraïs qui circulait dans la traduction française de Guerrier de Dumast (1821). Il contribua à l’entreprise de Claude Fauriel pour l’édition de chants populaires en fournissant matériel et conseils (son nom est remémoré dans l’édition) : ces contacts se poursuivirent jusqu’à la mort de ce dernier en 1844. Il fut le premier à mentionner le nom de Fauriel dans une publication grecque (voir l’introduction des Ηθικά διηγήματα/Récits moraux, 1824) et on attribue à sa plume la notice nécrologique anonyme parue dans un journal athénien. Il appert de documents épistolaires ultérieurs (1835, 1840) qu’il suivit les cours de Victor Cousin et qu’il entra en contact avec l’École écossaise (Dugald Stewart). L’enseignement de la philosophie à l’Académie ionienne dont l’avait chargé Lord Guilford par l’intermédiaire de Neophytos Vamvas qu’il avait rencontré à Chios, ainsi que l’attribution du titre de docteur lors de la cérémonie d’ouverture de l’institution (1824) semble être dues au fait qu’il suivit occasionnellement les cours de la Sorbonne. Lors de ce bref passage à l’Académie ionienne, il noua des liens avec Christophoros Philetas et Konstantinos Assopios. Selon un document conservé aux Archives nationales de Grèce, la Commission des Affaires ecclésiastiques de Grèce lui envoya en 1837 une invitation, alors qu’il se trouvait à Bucarest, afin qu’il accepte la chaire de professeur titulaire de Philologie à l’Université d’Athènes.
Il fut introduit dans le domaine des éditions philologiques en 1829, à la suite d’une invitation de Firmin-Didot à collaborer à la nouvelle édition du Thesaurus graecae linguae, avec Koraïs, Jean-François Boissonade, Charles-Benoît Hase, Fréderic Dübner et d’autres hellénistes. Il collabora étroitement plus tard avec le cercle des hellénistes, qui s’élargira avec Émile Egger et Emmanuel Miller, lesquels vont créer ultérieurement l’Association pour l’encouragement des études grecques en France ; il conserva avec eux une relation épistolaire tout au long de sa vie et il fut consacré comme éditeur de textes anciens à travers leurs publications dans des revues françaises. Ses relations avec Sainte-Beuve datent de 1829 ‒ l’année où ils allèrent ensemble rendre visite à Béranger dans sa prison ‒ et durèrent jusqu’à sa mort (1865), ainsi qu’il appert des lettres qu’ils échangèrent. Le critique français reconnut la bonne connaissance de la littérature européenne que possédait ce « Grec érudit de [ses] amis », ainsi que sa pertinence comparative, comme, par exemple, lorsqu’il souligna les influences de Théagène et Chariclée (Κατά Θεαγένην και Χαρίκλειαν) d’Héliodore sur l’œuvre de Racine (Portraits littéraires, Paris, Garnier, t. 1, 1862, 73).
Pikkolos occupe l’un des premiers chapitres importants dans l’histoire hellénique des traducteurs et des traductions, et ce pour de nombreuses raisons. Par la traduction d’Émile ou De l’éducation (1811) et la promotion de l’édition du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1818), il chercha à contribuer à la diffusion des idées de Rousseau : celles-ci furent non seulement rejetées par la littérature de réfutation religieuse mais aussi, en raison de leur complexité, divisèrent les érudits progressistes des Lumières. Il fut le premier à proposer une image complète de la pensée philosophique de Descartes ˗ dont nous devons rappeler qu’elle avait été commentée et enseignée par Vinkentios Damodos et Methodios Anthrakitis et al. un siècle plus tôt ‒ par sa traduction du Discours de la méthode et son encadrement péritextuel, qui demeura un exemple unique dans l’éducation hellénique jusqu’en 1878, lorsque parut à Constantinople une seconde traduction par D. G. Mostratos (voir Iliou-Polemi, n°*1878.607). Il traduisit, fût-ce de façon fragmentaire, d’importants poètes français, anglais et allemands et, exploitant les diverses veines de la poésie européenne et grecque de l’antiquité, ainsi que celle des compositions personnelles, il tenta de mettre en valeur le nouveau lyrisme poétique (Φιλομούσου Πάρεργα/Suppléments d’un ami des Muses). Il contribua au développement de la prose hellénique de fiction en traduisant les récits majeurs de Bernardin de Saint-Pierre, qui diffusèrent les questions sociales des Lumières ou exprimèrent la tendance de la sensibilité rousseauienne qui prépara le terrain au romantisme. Par cet incessant et complexe travail de traduction, il fut le premier à placer sur un pied d’égalité la traduction et l’original dans le champ littéraire, il situa la retraduction dans un processus de réflexion et revendiqua les droits d’auteur du traducteur (voir « Δήλωσις του μεταφραστού », Κατά Παύλον και Βιργινίαν, 1860/ « Déclaration du traducteur », Paul et Virginie, 1860). Par le biais de la relation étroite qu’il cultiva avec Bernardin de Saint-Pierre et son désir de connaître sa pensée à fond, par cette communication intellectuelle et spirituelle de l’intérieur, il inaugura la traduction littéraire au sein des lettres helléniques.
En raison de son excellent niveau de connaissance des lettres classiques et européennes, il reçut la louange de la critique française, tandis que son nom fut inséré dans l’imposant Dictionnaire universel des contemporains en 1861. Son Paul et Virginie enthousiasma Andreas Kalvos et fut l’une des rares traductions de prose qui arrachèrent une opinion positive à Emmanouïl Roïdis dans la masse des productions de la seconde moitié du XIXe siècle. Pikkolos exprime le passage des Lumières au romantisme et constitue une passerelle entre le cercle des Idéologues et Koraïs et l’instauration des études helléniques en France.